Jeanne Susplugas s’est associée avec l’écrivaine Claire Castillon pour son dernier projet artistique autour du confinement.
Crédits photos : Institut Français
Dans son œuvre “Where My House Lives”, l’artiste Jeanne Susplugas met des images sur des témoignages du confinement. Dans cette œuvre interactive, le spectateur entre par des fenêtres dans l’intimité d’individus anonymes. Ce projet qui appelle à l’introspection est présenté dans le cadre du festival Recto VRso 2021. Interview avec Jeanne Susplugas pour évoquer ses sources d’inspiration et la genèse de son œuvre.
Pouvez-vous me parler de votre parcours artistique ? Est-ce que vous avez exploré d’autres disciplines artistiques autres que l’art numérique ?
Je n’ai pas fait d’école d’art. J’ai étudié l’histoire de l’art, pour laquelle je me suis passionnée. J’avais une voie toute tracée pour devenir chercheuse à l’université. En parallèle de mes recherches, je faisais pas mal d’expositions. Mais il a fallu faire un choix entre les deux. De l’enfance à aujourd’hui, je n’ai jamais vraiment arrêté de faire de l’art (peinture, sculpture…). Quand j’ai commencé de manière plus professionnelle, je faisais beaucoup de photographies et d’installations, de vidéos et de dessins.
Pour moi, c’est étrange de séparer l’art contemporain et les arts numériques. C’est une distinction qui perdure mais je trouve que les frontières sont assez floues et poreuses. De plus, dans l’art, le spectateur est quasiment toujours dans une forme d’interactivité avec les installations. Comme mon travail a une dimension sociale, il y a déjà une forme d’interaction : je récolte un témoignage, je le retranscris, et les regardeurs recréent des histoires.
Pourquoi s’être tourné vers l’art numérique ? Qu’est-ce qui vous a convaincu dans ce médium ?
Technologiquement parlant, mon approche est assez récente. Cela fait plusieurs années que je voulais particulièrement explorer la réalité virtuelle. Je m’y préparais en expérimentant et en questionnant sur ce support. Mais au final, les idées m’intéressent plus que le médium. À partir de mes idées, je cherche le médium le plus adapté pour les exprimer : le dessin, le verre, etc. Je ne voulais pas que la réalité virtuelle soit quelque chose d’anecdotique.
Il y a 4 ans, j’ai commencé à faire des portraits de personnes que j’ai appelé In My Brain. J’ai demandé à ces gens de me livrer des pensées, qu’elles soient très terre à terre ou plus profondes. Je m’approprie leurs pensées et redessine leur cerveau. Quand les visiteurs se retrouvent face à ce dessin, ils peuvent reconstituer l’histoire et découvrir la personne qui se cache derrière. Suite à ces dessins, j’ai été invitée par le Bon Marché pour un événement consacré au numérique. J’ai fait une oeuvre sur Snapchat, où on pouvait se plonger de la même manière dans un cerveau. Même avec un outil aussi simple que Snapchat, je me suis rendue compte qu’on pouvait facilement tromper le cerveau. J’ai poursuivi ce projet en réalité virtuelle.
À travers tous vos projets, quels thèmes explorez-vous ?
Une de mes installations est clé, car elle aborde beaucoup des des thématiques que l’on retrouve dans mon travail : La Maison Malade. C’est une installation avec une pièce remplie de boîtes de médicaments. Elle reprend l’idée et l’esthétique de la salle capitonnée ; un espace peut nous protéger et nous enfermer à la fois.
Dans mon travail, il est souvent question d’addictions, des distorsions que l’on peut vivre avec son corps ou sa tête ; et par extension avec l’Autre . J’évoque beaucoup les voyages intérieurs, l’introspection. La plupart de mes travaux partent de textes et de discussions avec des scientifiques (médecins, pharmaciens, psychiatres, neuroscientifiques), mais ma traduction est de l’ordre du ressenti, et le résultat reste très sensible, onirique et poétique.
Pouvez-vous présenter votre œuvre “Là où habite ma maison” (“ Where my House Lives”) qui fait partie de la sélection de Recto VRso 2021 ?
J’ai été invitée par le Jeu de Paume pour réaliser une œuvre pour leur espace virtuel en collaboration avec un espace brésilien, Aarea. Je venais de passer un an à travailler sur un projet en réalité virtuelle, et j’avais donc envie de proposer quelque chose d’assez simple. Quand Marta Ponsa, la commissaire du projet, est venue vers moi, elle connaissait mon travail sur l’intime mais aussi sur les violences intra familiales et conjugales. Pendant le confinement, il y a eu une montée de ces violences. Elle m’a donc demandée si cela m’intéressait de réfléchir à un projet autour du confinement. À ce moment-là, je collectais depuis quelque temps des témoignages du confinement.
Le projet commence par une façade. La fenêtre est devenue un élément central pour beaucoup pendant le confinement, notamment pour les citadins. Une porte vers l’extérieur, on y a applaudi les soignantes et les soignants. Elle est devenue un espace social. Quand on clique sur l’une d’elle, on arrive dans une scène d’intérieur. Chaque fenêtre correspond à un témoignage. J’ai envoyé ces témoignages à l’écrivaine, Claire Castillon, dont je connais le travail depuis longtemps. Son livre Insecte m’avait bouleversé et j’avais eu tout de suite envie de travailler avec elle. Quand je l’ai contactée, elle a immédiatement accepté de participer au projet. Je lui envoyais les témoignages, qu’elle réécrivait de manière parfois fidèle à la réalité parfois moins. Mais au lieu de les envoyer ensuite par écrit, elle les envoyait au fur et à mesure de l’écriture en vocal via WhatsApp. En écoutant sa voix, si particulière et sensuelle, j’ai décidé qu’il fallait la garder.
Pourquoi avoir opéré ce travail de réécriture des témoignages ? Qu’est-ce que la réécriture apporte à votre projet ?
Depuis toujours, je cherche à avoir une certaine distance avec ce que je crée. Comme je pars de témoignages réels, je cherche toujours le décalage. Ici, la réécriture permet de me détacher d’une forme d’enquête sociologique et de documentaire. Je cherche plutôt une dimension onirique, poétique, décalée. D’autre part, la littérature nourrit beaucoup mon travail. Cela fait plus de 20 ans que je collectionne des extraits de textes. Très vite, j’ai collaboré avec des écrivain.e.s. Cette collaboration permet d’aller plus loin. Le décalage que Claire a apporté dans sa réécriture permet de s’évader ailleurs.
Esthétiquement, l’œuvre présente des dessins minimalistes. Pourquoi avoir voulu représenter des espaces intérieurs relativement vides et très épurés ? Est-ce une volonté de mettre davantage le récit en avant ?
Exactement. Dès le départ, je ne voulais pas que l’image détourne l’attention du récit. Dans chaque intérieur, j’ai intégré un élément singulier mais sans aller trop loin non plus pour ne pas s’éloigner du texte et donner une seule lecture. De plus, je ne voulais pas non plus influencer les regardeurs et qu’ils interprètent un récit par le biais de l’intérieur de la pièce. Il y a beaucoup de clichés dans la société, notamment autour des violences faites aux femmes. On pense que cela n’arrive qu’à des femmes illettrées, qui vivent en banlieue et ne parlent pas français. Mais pas du tout ! Il y autant de violences dans la haute bourgeoisie, les intellectuels… Ce sont encore des clichés qui perdurent.
Pourquoi ce titre “Where My House Lives” – que l’on pourrait traduire par “Là où habite ma maison” ? À quoi renvoie-t-il ?
Quand j’ai récolté tous les témoignages, j’ai remarqué que certains découvraient leur maison. Beaucoup on cherchait à l’améliorer, à se l’approprier. Derrière ce titre, il y a l’idée que la maison est devenue une tierce personne.
Quel est l’avenir de votre projet ? Va-t-il être exposé ailleurs ?
Le projet a été montré dans l’espace virtuel du Jeu de Paume (en cours jusqu’à fin septembre) et dans l’espace virtuel Aarea (Brésil). Le projet a donc aussi été montré en parallèle pendant le festival Recto VRso. J’ai aussi une autre exposition en ce moment à Avignon dans deux lieux : au Grenier à Sel et à CBA. Le Grenier à Sel a intégré mon œuvre en installant un écran avec lequel les visiteurs peuvent interagir. Je vais aussi présenter le projet en septembre à Bruxelles à la Patinoire Royale/Galerie Valérie Bach. Je pense donc que ce projet va exister de manière différente à travers plusieurs expositions. Je vais aussi le présenter en performance au Jeu de Paume à Paris en septembre prochain.
Le confinement est au cœur de votre œuvre. En tant qu’artiste, la crise sanitaire a-t-elle impacté votre façon de travailler et de créer ?
Dans la manière de travailler, mon quotidien n’a pas vraiment été impacté. Il se trouve que pendant le confinement, j’ai travaillé sur une expérience VR ; il fallait que je dessine et réfléchisse beaucoup. C’était le “bon timing”. Le confinement a nourri mon travail. Dans mon travail, beaucoup de pièces parlent d’enfermement, d’hygiène, de masques.
Selon vous, la crise du Covid a-t-elle accéléré le développement de l’art numérique et notamment l’émergence des expositions virtuelles ?
Avant la crise, certains établissements n’auraient jamais pensé avoir un espace virtuel. Je pense que le numérique peut aussi attirer des personnes qui n’iraient pas dans des musées ou des festivals. Ces espaces virtuels peuvent toucher toutes les générations, des personnes qui ne peuvent pas se déplacer… Sans remplacer le réel, il est un outil complémentaire qui peut être assez magique.