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Quels effets peut avoir la réalité virtuelle sur notre perception et notre vision du monde ? Que peut-elle apporter et affecter en même temps ? Des questions posées par Laurens Vaddeli, auteur et anthropologue des technologies. Dans cet article, il propose de comprendre comment les technologies, dont la réalité virtuelle, impactent notre perception de l’environnement et des expériences que nous vivons.
Comment définir la perception ?
Nous avons tendance à considérer que notre perception du monde est naturelle, qu’on va traiter de manière transparente et directe tous les signaux et stimulations de notre milieu. Pourtant l’acte perceptif est construit, façonné, et il va être distinct en fonction de chaque sujet. Un paysage n’apparaît donc pas de la même manière à ses différents observateurs. Certains éléments de celui-ci vont être plus significatifs que d’autres en fonction de différents facteurs.
L’expérience construit notre perception
On a par exemple le facteur de la culture qui est important. Certaines cultures ont développé certains sens plus que d’autres. La culture occidentale est très centrée sur la vue, elle a un ascendant sur les autres sens. Mais pour d’autres, comme les Ongee des îles Andaman, l’olfaction va être très importante. Un paysage ne sera donc pas perçu de la même manière par un occidental, que par un membre de ces tribus. Ses caractères visuels et olfactifs seront ressentis et captés différemment.
On a aussi celui de l’environnement. Par exemple, quelqu’un qui a vécu à la campagne toute sa vie n’aura pas la même perception que quelqu’un qui a vécu dans une ville. Il n’aura pas senti les mêmes odeurs, écouté les mêmes sons, ressenti les mêmes choses. Donc l’endroit où l’on vit, notre milieu quotidien, a un très fort impact sur notre système perceptif. Mais aussi toute notre culture matérielle, tous les outils qui nous entourent vont en avoir. L’homme étant un être profondément technologique, son environnement est saturé d’objets techniques. La technologie va donc aussi avoir des effets sur sa perception.
Les technologies transforment notre appréhension du monde
C’est ce qu’avance le philosophe Stéphane Vial dans son lire l’Etre et l’écran. Il considère que nos technologies sont des structures de la perception, c’est-à-dire qu’elles vont modifier notre appréhension de la réalité. Elles vont modifier la manière dont on observe et appréhende les phénomènes et les objets du monde.
Il prend l’exemple du téléphone et montre à quel point cela a transformé notre perception d’autrui, la relation qu’on a avec les autres. C’est la première fois dans l’histoire qu’on a pu converser avec quelqu’un, entendre une voix humaine, sans qu’il soit présent physiquement. Cela a représenté une grande nouveauté pour nos sens. Le téléphone s’est ensuite développé à grande échelle, a pu s’insérer dans nos vies et modifier nos habitudes et nos rapports sociaux.
Si on prend une autre technologie comme la photographie. D’une part, elle ouvre sur un espace perceptif distant, la scène ou le paysage qui a été capté sur le papier photo. D’autre part, elle nous fait accéder à une réalité qu’on ne peut atteindre avec notre vision humaine notamment grâce à ses effets d’agrandissements ou de fixation du mouvement. L’objectif de l’appareil photo nous ouvre une nouvelle perspective sur le monde, un angle nouveau sur ce qui nous entoure, grâce à ses capacités technologiques. Nous sommes en permanence inondé d’images photographiques, elles vont donc comme cela impacter notre perception quotidienne, et ce nouveau regard va devenir complètement naturel.
Que perçoit-on dans un environnement virtuel ?
De ce point de vue-là, de l’impact des technologies sur notre appréhension du monde, la réalité virtuelle (VR) est particulièrement intéressante. En effet, elle permet d’agir et de ressentir dans un environnement artificiel. Même si elle n’a pas la même diffusion que le téléphone ou la photographie et donc le même pouvoir transformateur, on peut néanmoins entrevoir, à travers sa technologie particulière et ses usages, l’impact qu’elle peut avoir sur nos perceptions.
La sensorialité particulière de la réalité virtuelle
La VR fait largement appel à nos sens. Or il existe plus de sens que les simples cinq sens habituellement cités. Il y en a beaucoup plus et ceux-ci sont classés en deux catégories : les sens extéroceptifs et les sens proprioceptifs. En réalité virtuelle, l’extéroception sert à la perception de l’environnement qui nous entoure. La proprioception sert à la perception du corps et de ses mouvements dans l’espace, ainsi que des forces exercées sur lui. Certains sens peuvent être à la fois extéroceptifs et proprioceptifs comme la vue ou les récepteurs de la peau. La VR concerne les deux catégories.
La vraie nouveauté, par rapport aux jeux vidéo et à la télévision par exemple, c’est de faire appel à la proprioception. En effet elle permet véritablement d’agir physiquement, de se mouvoir, d’avoir conscience de son corps, de ressentir sa position, dans l’espace virtuel. Et l’utilisateur va pouvoir reproduire des gestes, des actions, qu’il a l’habitude de réaliser dans le monde réel, dans le monde artificiel de la VR. Toutefois, il peut y avoir de nombreuses incohérences sensorielles, liés au médium lui-même et à ses propres capacités actuelles, comme des effets de latence entre les mouvements du corps et les réponses de l’environnement virtuel.
Plusieurs types de mondes virtuels
Les mondes virtuels sont des mondes qui sont modulables à dessein, on peut leur donner la forme que l’on veut, selon des besoins et des objectifs définis au préalable. Ces mondes-là peuvent être de différentes natures. Philippe Fuchs dans son livre Théorie de la réalité virtuelle les classe en trois types distincts. Il y a d’abord les simulations qui reproduisent certains aspects du monde réel. C’est-à-dire qu’elles vont se calquer sur le monde réel pour pouvoir créer des situations propices à des tests de produits ou encore à de l’apprentissage. La VR n’a d’ailleurs pas vocation à reproduire entièrement le réel, seulement certains pans qui vont servir un but précis défini par les concepteurs.
Le deuxième type de monde est le monde symbolique. Pour une meilleure compréhension, on va utiliser des symboles qui vont renvoyer à certains objets ou faits réels. On va par exemple ajouter des schémas pour mieux comprendre un phénomène ou une situation. Enfin le dernier, c’est le monde imaginaire, qui ne se calque pas sur le réel mais est le produit de l’imagination de son créateur. On le retrouve bien souvent dans les jeux vidéo. Avec celui-ci les possibilités sont infinies, même les interactions et les actions irréalistes comme le pouvoir de voler par exemple. Néanmoins ces simulations peuvent aussi être un mélange de plusieurs de ces différents types, il peut y avoir une inspiration du réel tout en ayant des éléments symboliques et imaginaires. La VR a une très grande plasticité comme tout espace virtuel.
L’impact de l’immersion réaliste sur notre perception
Les simulations basées sur le réel sont particulièrement intéressantes concernant l’impact qu’elles peuvent avoir sur nos perceptions. D’autant qu’elles sont largement répandues depuis des années dans le monde professionnel. Elles se retrouvent dans de nombreux domaines de l’architecture à la formation. Pour autant, même s’ils sont basés sur le réel, ces environnements restent tout à fait modelables. C’est ce qui constitue d’ailleurs un des atouts majeurs de la VR : pouvoir reproduire le réel tout en pouvant le modeler indéfiniment. On peut réorganiser ces environnements, les reconfigurer, y apporter des informations supplémentaires, en rendre l’expérience plus ludique ou plus intense, changer la météo, changer la temporalité, changer les types de situations, passer d’un lieu à l’autre, etc.
Cette capacité à imiter le réel sans l’être vraiment peut avoir un effet sur la façon dont on appréhende notre environnement. En effet, les objets et les phénomènes dans le monde virtuel ont une existence et une forme différente de leurs alter ego réels. On les expérimente selon une certaine configuration qui rappelle le réel, mais qui en imite seulement certains aspects. Ils sont éprouvables selon une forme seulement visuelle, sonore et parfois tactile. Il y a donc une large part de la réalité qui n’apparaît pas, par exemple les odeurs ou les saveurs. En outre, ces sens qui apparaissent ne sont reproduits qu’imparfaitement et de manière incomplète. C’est ce que souligne Philippe Fuchs à propos de la perception des solides en réalité virtuelle. On peut reproduire la sensation tactile des surfaces mais il est encore difficile de bien simuler le poids et l’inertie des objets.
Vers une nouvelle réalité (virtuelle) ?
Peut-être qu’à force de parcourir ces univers virtuels, nous développerons des habitudes corporelles particulières liées à ces mondes physiques différents. Une exploration différente de notre milieu en ne se focalisant par exemple que sur le toucher tactile des objets. Une exploration qui manquerait donc de certains aspects du réel, conditionné par la technologie particulière de la VR.
La réalité virtuelle peut donc avoir tendance à influer sur nos représentations et sur nos modes d’action en limitant notre expérience du réel. Pour autant, on peut aussi considérer que cela peut l’enrichir. En effet, comme les mondes virtuels sont très modulables, ils peuvent faire apparaître des phénomènes que l’humain n’est pas programmé pour percevoir.
Générer de nouvelles perceptions
Notre corps humain avec ses récepteurs sensoriels a un accès partiel à l’environnement. Un certain nombre de phénomènes lui restent cachés comme les ultraviolets ou les ondes radio. Ces phénomènes peuvent être perceptibles par d’autres espèces animales qui sont équipées pour les capter. Avec la VR, il est possible de les représenter, notamment de manière visuelle dans l’environnement artificiel. On va donc cette fois au-delà de notre propre réalité humaine pour l’étendre.
En outre, il est aussi possible de représenter l’intérieur des objets, en coupe, pour révéler une autre dimension cachée du réel qui nous entoure. Et s’il est possible de représenter ce que peut être la réalité sensorielle de certains animaux quand ils captent des phénomènes physiques invisibles pour nous, il est aussi possible de nous faire expérimenter les sensations d’autres corps différents du nôtre. Comme ce que cela fait d’être aveugle dans le très beau film interactif Notes on blindness.
Ces différents exemples nous montrent que la VR peut nous donner un accès à des réalités cachées de notre monde et à des expériences qui ne peuvent nous être accessibles autrement. Alors évidemment, c’est différent de l’expérience pure elle-même, puisqu’il y a bien souvent une traduction visuelle de ces phénomènes et de ces sensations. Mais cela peut suggérer à nos sens, que ce qui nous est présenté quotidiennement dans notre environnement, par nos récepteurs, n’est pas complet, qu’ils existent de nombreuses autres dimensions cachées ou invisibles. Et comme cela, moduler notre perception, transformer notre approche de la réalité, ouvrir une nouvelle perspective sur notre milieu et la façon que l’on a de l’observer et de s’en emparer par nos sens et nos actions.
La VR, une matrice de transformation de notre expérience sensorielle
Toutes ces remarques restent encore à l’état de spéculation puisqu’on ne peut vraiment prévoir la diffusion à grande échelle de la VR ainsi que des effets qu’elle pourra avoir sur le long terme. Mais néanmoins on peut souligner cette modification possible de notre perception en réalité virtuelle par sa configuration technologique particulière. D’un côté il y aurait comme une forme d’augmentation de notre appréhension du monde et de l’autre une forme d’affaiblissement.
Une augmentation car cela nous conditionne à une connaissance plus sensible des objets qui nous entoure, en les explorant, en se déplaçant autour d’eux, en les touchant, qui peut nous amener à renouer avec notre corps et notre sensorialité. Mais aussi en nous montrant des aspects cachés de notre propre réalité auxquels nous n’avons pas accès. Cela nous fait changer d’espace et de perspective sensorielle. Une forme d’affaiblissement car cela nous présente une forme tronquée, amoindrie, du réel, avec des aspects en moins, des sensations et des stimuli manquants. Cela peut potentiellement nous donner une vision un peu moins affinée du réel, qui peut nous tromper et nous faire manquer certains aspects de ce qui nous entoure. D’un côté comme de l’autre, la réalité virtuelle et ses effets façonnent notre vision du monde et notre perception, conditionnant un rapport nouveau à notre propre corps et à notre environnement.