Le wwwunderkammer questionne de nombreux sujets dont l'environnement, le féminisme et la colonisation.
Crédits photos : wwwunderkammer / Carla Gannis
Dans son œuvre, l’artiste Carla Gannis questionne la surcharge d’information que nous recevons tous les jours sur internet et dans les médias. Dans le cadre de Recto VRso 2021, elle a présenté wwwunderkammer, une version contemporaine des Cabinets de Curiosité du XVIe siècle. Nous l’avons interviewée pour connaître sa vision sur l’art numérique et sur tous les sujets d’actualité dont elle parle dans son travail.
Pouvez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours artistique ?
J’ai deux diplômes en peinture. Les deux programmes étaient très traditionnels, dans le sens où on faisait de la peinture à l’huile sur des canvas. Certains programmes de peinture sont plus ouverts, mais le mien était vraiment classique. J’ai obtenu ces diplômes dans les années 1990. Puis j’ai déménagé à New York après. Là-bas, j’ai rencontré des artistes qui travaillaient avec des ordinateurs et les technologies immersives. Je me suis rendue compte que cette trajectoire m’intéressait et j’ai décidé de diversifier ma pratique artistique et donc de commencer à travailler avec les technologies du numérique.
Vous avez étudié dans les années 1990, où les pratiques artistiques numériques telles que le Net Art ont commencé à émerger.
C’est exact. En fait, mon père travaillait dans l’informatique et il me montrait souvent des applications. Mais j’étais résistante, je continuais d’étudier la peinture. Et mon père n’arrêtait pas d’affirmer que le futur de l’art allait se faire avec les ordinateurs. Mais à l’époque, j’avais la fâcheuse tendance à faire le contraire de ce que mes parents me disaient (rires). Mais je pense que cette exposition précoce m’a influencée plus tard, quand j’ai commencé à diversifier mes propres pratiques. Au milieu des années 1990, j’ai déménagé à New York pour l’informatique. J’ai appris à créer une base de données pour un emploi, afin de subvenir à mes besoins en ville. C’était une période palpitante. Mais je pensais aussi que j’étais en retard, en comparaison avec toutes les personnes qui faisaient déjà des choses formidables. J’ai alors pris la décision importante et radicale de jeter toutes mes peintures.
Qu’est-ce qui vous a séduit le plus dans la réalité virtuelle ?
J’ai tendance à être nostalgique. Beaucoup de mes influences ne viennent pas du monde de l’art, mais plutôt de la science-fiction et des littératures de l’imaginaire. Elles prennent beaucoup de formes et de genres, y compris la télévision et les livres. Il y a ce livre incroyable de Janet Murray datant de 1997, Hamlet on the Holodeck, que j’ai référencé de nombreuses fois dans les classes d’art numérique dans lesquelles j’ai enseigné. En 1997, elle a prédit et décrit les nouvelles façons de faire de l’art et la manière dont il prendrait des formes plus hybrides et virtuelles. Elle a sorti une seconde édition du livre en 2017 et elle a dit dans la préface : “J’avais raison.” Et effectivement ! Même à cette époque, j’avais l’habitude de considérer les sites web flash ou Second Life comme de la réalité virtuelle. Mais c’est génial de voir aujourd’hui toutes les applications possibles et qui sont accessibles. Dans les années 1990, la réalité virtuelle ne pouvait pas atteindre une audience de masse, car les casques étaient très gros et chers. En tant qu’artiste, c’est important de travailler avec un médium et une technologie qui soient à la fois accessibles et une façon pour les gens d’expérimenter une œuvre. Aujourd’hui, c’est plus possible que jamais !
Pouvez-vous présenter votre œuvre en quelques mots ?
Le projet wwwunderkammer est une ode à Internet et au Net Art, autant qu’à l’histoire. Il est né car j’étais vraiment fascinée par la façon dont nous archivons aujourd’hui, comment nous créons des collections en ligne et particulièrement dans des espaces 2D comme Instagram et Pinterest. En tant qu’espèce, nous avons une certaine prédilection à collecter des choses et à accorder de la valeur aux objets et aux choses qui représentent notre identité. Dans le sens historique et contemporain, le wwwunderkammer est une expression personnelle de ce que l’on trouve précieux et significatif. Je voulais apporter cette idée dans un environnement virtuel. Le wwwunderkammer a aussi un aspect colonialiste. Au XIXe siècle, on se préoccupe beaucoup de ces histoires. Je voulais être critique et examiner cela dans la sélection d’objets que j’ai choisi, ainsi que dans les sujets : la décolonisation, les espèces en danger à cause du changement climatique, les technologies émergentes, et d’autres.
Dans votre œuvre, vous parlez de colonisation et d’environnement. Dans la description, vous mentionnez aussi le féminisme. Est-ce un sujet important pour vous ?
Oui, le féministe est une thématique importante qui se retrouve dans tous mes travaux. Dans le wwwunderkammer, il y a des points particuliers qui font référence au féminisme. Il y a un cabinet qui est particulièrement dédié à des comédiennes du monde entier et de toutes les époques. Pour chaque continent, je voulais être sûre de trouver des femmes qui s’expriment grâce à l’humour. La raison pour laquelle j’ai choisi ce thème avec cet angle particulier c’est parce qu’il existe cette tradition de dénigrement des femmes. Dans l’esprit des gens, les femmes ne peuvent pas être drôles. Mais il y a un grand nombre de femmes qui ont prouvé qu’elles peuvent être incroyablement drôles ! C’est une manière pour elle de transmettre des messages sur leur recherche d’autonomie et de voix. Et nous vivons une période difficile, donc l’humour agit comme une sorte de soulagement.
Vous avez étudié la peinture au début de votre carrière. Êtes-vous influencé par un mouvement artistique en particulier ?
La chambre principale du wwwunderkammer est inspirée par des gravures et des dessins que j’ai trouvés pendant mes recherches. C’est une pièce avec différents objets et artefacts ; c’est une référence aux “Cabinets de Curiosité”. J’ai pensé à des façons de faire revivre le wwwunderkammer, tout en le critiquant. Il y a d’autres références, comme le papier peint qui est une référence à Hamlet on the Holodeck, le sol qui vient d’un film de 1992 autour de la VR intitulé The Lawnmover Man. Un autre point important est que j’ai travaillé avec une intelligence artificielle pendant plus d’un an. Pour chaque thématique que j’ai évoqué dans le projet wwwunderkammer, j’ai entraîné une IA avec des ensembles de données d’images. Tous les cabinets sont remplis d’images générées par l’IA. Ainsi, quand on entre dans la pièce principale pour la première fois, elle peut paraître conventionnelle au niveau architectural, mais elle est ensuite enrichie de couches et de couches de contenus. Les ensembles de données avec lesquels nous alimentons l’IA sont très critiques et importants pour notre époque.
Quand on expérimente votre œuvre, on se retrouve dans un environnement très coloré. Il y a un contraste fort entre les couleurs, ainsi que des effets visuels. En VR, cela peut être un peu dérangeant pour nos yeux. Était-ce intentionnel ?
L’œuvre qui est présentée à Recto VRso est un retravail de l’expérience VR sur desktop qui est une expérience mono-utilisateur. Quand je l’ai créé, il y avait beaucoup plus d’interactions. On pouvait ramasser 900 objets et les jeter en l’air, pour les repositionner dans les autres cabinets. Mais quand je l’ai adaptée pour le web, les plateformes VR comme Mozilla Hubs ne peuvent pas supporter autant d’interactions. J’ai donc fini par faire des gifs animés.
Mais il est vrai qu’il y avait déjà des couleurs saturées dans la version originale (rires). C’est une tendance dans mon travail d’exprimer des sujets sérieux dans un univers pop art. Mais ce n’était pas intentionnel de mettre les gens mal à l’aise. J’enseigne la VR et j’essaye de ne pas créer des expériences qui rendent les gens malades. Mais la nature même d’avoir toutes ces informations en même temps est intentionnelle. Pour l’utilisateur, ça peut être bouleversant, car tout bouge en même temps et c’est difficile de prêter attention à une chose. J’essaye de représenter la façon dont nous vivons aujourd’hui et comment nous pouvons nous retrouver surchargés. Nous traitons tellement d’informations chaque jour ! En tant que culture, nous vivons une surcharge d’informations.
Dans une des pièces, il y a des symboles en lien avec internet : # et @. Pourquoi les avez-vous représentées ?
Ils sont dans un cabinet dédié à la communication en réseau. Ces symboles sont devenus liés à la façon dont nous communiquons entre nous et comment nous exprimons notre identité. Le symbole @ fait désormais partie de notre nom et de la reconnaissance de notre nom. Le symbole # est une façon pour nous de nous promouvoir et de nourrir le flux médiatique de nos pensées et de notre philosophie. J’ai l’impression qu’ils sont devenus des symboles très iconiques.
Quel est l’avenir du projet wwwunderkammer ?
L’expérience WebVR continue de grandir. Nous avons lancé trois nouvelles chambres récemment. C’est passionnant de travailler sur un projet artistique comme celui-ci, qui a une vie illimitée. Comme Internet, le projet évolue sans arrêt. Pour l’instant, j’essaie d’attirer plus de monde, de créer une plus grande communauté et d’obtenir la perception d’autres personnes sur ce qu’il est important de collectionner et de préserver.
Ce que j’ai remarqué dans toutes les interviews que j’ai conduites, c’est que les artistes numériques disent souvent qu’ils parlent de notre société et de l’actualité dans leur œuvre. Êtes-vous d’accord ?
Comme dans toute communauté d’artistes, il y a toujours des artistes qui ont une pratique plus politique. Je pense que l’art numérique est issu d’une tradition d’art conceptuel. De nombreux artistes numériques sont très engagés dans le développement de leur travail en dehors du “beau”, en ajoutant du sous-texte. C’est une très grande communauté, et ce qui est passionnant pour moi, c’est que de plus en plus d’artistes numériques commencent à être identifiés simplement comme des artistes. Aujourd’hui, nous vivons à l’ère du numérique et, à ce stade, nous pouvons simplement dire que nous faisons de l’art.
La pandémie a-t-elle changé votre façon de travailler en tant qu’artiste ? Dans les messages que vous adressez ou dans votre processus de création ?
C’est vrai. L’année dernière, pendant l’été, j’ai ressenti un énorme sentiment de tristesse, moi-même et mes étudiants. Je suis professeur à l’université de New York. J’ai été très émue par ce à quoi mes étudiants étaient confrontés, ainsi que par le meurtre de George Floyd. Cela m’a vraiment affectée, nous a tous affectés, et cela a également affecté ma pratique et les choix que je faisais quant à l’endroit où je voulais montrer mon travail ou le type de travail que je voulais faire. Je suis une personne qui a tendance à beaucoup travailler, mais j’ai dû faire une pause. J’ai dû me regarder et regarder notre culture.
En conséquence, j’ai coorganisé une exposition avec Clark Buckner, fondateur et directeur de la Telematic Gallery, qui était une extension de la wwwunderkammer. C’était un endroit où nous pouvions offrir une plateforme à d’autres artistes et à d’autres voix. Nous avons demandé à 57 artistes de participer à l’exposition intitulée “The Archive to Come”. Il s’agissait d’une exposition de VR sociale, d’un site web et d’un événement physique dans une galerie. Nous avons demandé à chaque artiste, en réponse à toutes les choses qui se passaient dans le monde à ce moment-là, ce qui était significatif pour eux, quel type d’archives ils voulaient préserver et parler dans leur propre art. C’était une exposition vraiment étonnante ! C’était une façon de fournir une plateforme où nous, les artistes, pouvions rester en contact, communiquer et faire preuve de compassion les uns envers les autres. C’était ma première grande réponse à la pandémie de l’automne dernier. En ces temps difficiles, il est vraiment essentiel de construire une communauté et de trouver des moyens de se soutenir mutuellement.