Les pratiques artistiques numériques ont été particulièrement mises en lumière avec la pandémie, mais il existe depuis les années 50-60.
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Spécialiste des arts numériques depuis plus de 20 ans, Maxence Grugier interroge et observe ses évolutions. Lors de son intervention pendant le festival Recto VRso en avril dernier, il a parlé de l’émergence des musées virtuels pendant la pandémie. Quel est son regard d’expert sur la transformation numérique qui s’est opérée dans le domaine de l’art ? Interview avec l’intéressé, qui décortique son évolution depuis les années 60.
Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je suis journaliste spécialiste des pratiques artistiques numériques depuis 21 ans. Je suis également commissaire indépendant d’évènements culturels. J’accompagne les artistes dans leur travail, leur démarche et l’écriture de leurs projets. J’interviens régulièrement en tant que modérateur dans des conférences tournant autour des relations entre art et science et entre cultures numériques et art.
Depuis combien de temps vous intéressez-vous à l’art numérique ? Ce sujet vous intéresse-t-il depuis le début de votre carrière ?
Au départ, j’ai eu la chance de pouvoir devenir rédacteur en chef de mon propre magazine, Cyberzone, que j’ai créé en 1998 – à l’époque de l’arrivée d’Internet. Je me suis très vite intéressé à la façon dont la technologie de l’information allait changer nos modes de vie. J’étais persuadé qu’on allait se trouver dans une nouvelle ère numérique. À l’époque, Internet permettait de créer son propre média, ce qui était fascinant ! Je trouvais qu’il y avait un grand potentiel et une révolution au niveau des usages, de la façon de consommer la culture. Toute une culture a été drainée par cette arrivée d’internet, comme le body art et la musique électronique. Pour moi, les arts numériques sont aussi arrivés par ce biais.
Après la disparition du magazine, j’ai commencé à écrire pour Le Monde dans une rubrique intitulée “Le Monde interactif”, ainsi que pour le magazine de culture techno Coda. Puis avec Laurent Diouf et Anne-Cécile Worms, nous avons créé MCD, le Magazine des Cultures Digitales. C’était le premier et le seul média sur les arts numériques à l’époque. J’ai donc toujours eu cette passion pour les arts en général ; j’ai même fait des études d’histoire de l’art. Naturellement, je me suis donc intéressé aux nouvelles formes artistiques.
Qu’est-ce qui vous fascine dans les arts numériques ? Est-ce cette possibilité de pouvoir explorer plusieurs technologies comme l’intelligence artificielle, la robotique, etc. ?
Ce qui m’a toujours fasciné, et ce qui me fascine toujours, c’est la réappropriation. On peut voir par exemple des chorégraphes s’emparer d’un robot Nao et s’amuser avec pour créer de potentielles nouvelles chorégraphies. Au Théâtre Nouvelle Génération de Lyon, le metteur en scène Joris Mathieu a créé une pièce de théâtre sans comédiens et avec des robots à destination industrielle et des imprimantes 3D. Ces sciences dures comme la robotique et l’intelligence artificielle sont maintenant inscrites dans ces pratiques artistiques, et font naître des collaborations franches entre art et sciences. On voit énormément de créativité dans les mondes virtuels, les jeux vidéos, le cinéma numérique. De plus, les pratiques artistiques numériques sont très connectées à notre société. Elles mettent en avant son aspect ultra technique tout en le critiquant.
L’art est un domaine très diversifié, et surtout évolutif, avec de nouvelles formes qui émergent de manière régulière. Aujourd’hui, quelles différentes typologies observez-vous ? Doit-on séparer art numérique et art contemporain ?
Au début des années 2000, l’art numérique et l’art contemporain étaient nettement séparés. Pour moi, l’art numérique est un art d’usage : on utilise des objets néo techniques (téléphones, tablettes, logiciels) pour en faire quelque chose d’artistique. C’était donc deux disciplines bien séparées depuis une dizaine d’années, mais de moins en moins. Aujourd’hui, les artistes contemporains ont envie de parler de ces sociétés du numérique. Et les artistes numériques, de leur côté, ont envie de rejoindre des thématiques plus conceptuelles et théoriques qui touchent à l’art contemporain, et de se rapprocher de certains propos comme l’environnement. Ces deux écoles ont tendance à se réunir aujourd’hui.
Les artistes eux-mêmes se détachent de la dénomination “art numérique”. Ce terme n’a plus de sens aujourd’hui, car le numérique est l’outil. Des artistes ont été qualifiés à tort de numériques, tels que des photographes, des chorégraphes, des metteurs en scène, juste parce qu’ils utilisaient la technologie dans leur pratique artistique. Cette dénomination tend à éloigner les artistes dits “numériques” de l’art contemporain, alors qu’ils en font entièrement partie aujourd’hui.
On l’a vu, les pratiques artistiques numériques existent depuis longtemps mais elles ont été connues du grand public dans les années 80-90, avec l’apparition du Net Art. Qu’en pensez-vous ?
L’art numérique est même apparu avant, dans les années 50-60 ! C’était l’époque des premiers ordinateurs et des premiers essais de compositions algorithmiques. Il y a même eu une “école algorithmique” qui a émergé dans les années 60 dans les pays de l’Europe de l’Est avec des personnes comme Vera Molnár, une artiste d’origine hongroise, née à Budapest en 1924 qui est une précurseure des arts numériques et de l’art algorithmique. Une grande exposition qui s’est tenue à Budapest mettait en lumière l’art créé par les machines. Et puis il y a eu les « Algoristes » dans les années 90 en effet.
Quand l’informatique s’est répandu dans la société avec l’arrivée des ordinateurs personnels dans les foyers, puis celle d’internet, il y a eu un engouement pour la création numérique. Les artistes se sont emparés de ces techniques (l’infographie, le home studio, etc.) et se sont retrouvés avec de nouveaux outils. Certains d’entre eux créaient des univers visuels très forts. C’est notamment à cette époque que le graphisme très flashy et un peu daté des années 90 est apparu. Aujourd’hui, les acteurs et artistes des arts numériques et contemporains parlent de la société dans laquelle nous vivons . Ils s’intéressent aux problématiques de genre, aux possibilités offertes par les univers virtuels, aux questions d’environnement, d’écologie. Au début, il y a eu beaucoup d’enthousiasme, de naïveté et une envie folle de créer avec des nouveaux médias. Aujourd’hui, on se trouve dans un processus déceptif sur le monde, avec beaucoup de réflexion en amont sur ce que ces technologies peuvent nous apporter, et ce qu’elles nous ont enlevé.
Récemment, il y a une multiplication des œuvres avec des œuvres d’art en ligne, ou bien des installations numériques qui sont présentées en ligne : est-ce que cela a un impact sur la façon de créer les œuvres en général ?
Être obligé de rester chez soi seul pendant un certain temps a donné envie de travailler sur le sujet de la pandémie ou de réfléchir à des dispositifs immersifs pour se retrouver tous ensemble, comme pendant le Laval Virtual World. Mais depuis quelque temps, j’ai l’impression que tout ce qui s’est passé pendant cette période est en train de disparaître. Ce n’est pas une période dont on a envie de se souvenir. Les gens veulent oublier, revenir au réel. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on n’a pas totalement basculé dans le numérique.
Donc oui, la pandémie a changé notre façon de travailler, de communiquer, de voir le monde. Mais au final, la première chose que les gens ont fait à la sortie du confinement, c’est ressortir, se déconnecter et retrouver le monde réel. Pour avoir beaucoup travaillé sur le phénomène du streaming, je me suis rendu compte que les artistes n’allaient pas prendre ce chemin-là. Certains artistes faisaient même du numérique par défaut, car c’était la seule solution pendant la pandémie. Il y a eu évidemment des œuvres passionnantes pendant le festival Recto VRso, mais au final je me demande si elles ne seraient pas nées, même s’il n’y avait pas eu la pandémie.
Avec le développement de l’art en ligne, le spectateur est désormais face à un écran pour observer une œuvre. Qu’est-ce que cela implique dans la réception de l’art pour le spectateur ?
Forcément, quand on est face à une œuvre d’Andy Warhol dans un livre puis en vrai, on ne la perçoit pas de la même manière. C’est pareil dans l’art numérique. J’ai beaucoup visité les musées virtuels qui ont fleuri ces temps-ci. D’un côté, j’ai trouvé ça impressionnant car ils étaient très bien faits. Et cela permet à ceux qui ne vont jamais au musée d’accéder à des œuvres. C’est très intéressant comme démarche. Mais pour avoir par exemple visité Chroniques [la Biennale des Images Numériques en Provence] en réel et en virtuel, on n’a absolument pas la même réception de l’œuvre. Le numérique est un nouveau biais, mais la version virtuelle ne remplace pas la vraie œuvre.
Comment le rapport du spectateur face à l’art en ligne a-t-il évolué depuis les années 1990 ? Est-ce qu’il est davantage acteur aujourd’hui ?
Il y a aujourd’hui beaucoup plus d’œuvres immersives, d’œuvres participatives et d’œuvres où on entre entièrement dans un univers virtuel. La place du spectateur a évidemment changé. Il est non seulement acteur, mais parfois aussi créateur. Dans certaines pièces, le spectateur peut jouer l’œuvre différemment simplement avec ses déplacements ou ses mouvements. Même dans le milieu des Beaux Arts, on essaye de créer des expositions plus immersives. C’est une tendance qui s’infuse dans tous les domaines artistiques.
L’art numérique peut-il aller encore plus loin ?
C’est une question très complexe, qui nécessite de s’interroger sur des domaines non liés à l’art. Il y a d’abord le problème de la miniaturisation. Aujourd’hui, on est face à ce qu’on appelle le “mur du silicium” : on n’arrive plus à faire des puces plus petites. L’autre problème, beaucoup plus urgent, est celui de l’appauvrissement de la planète en métaux rares qui permettent de réaliser des pièces de technologie. On n’arrive plus à fabriquer autant de matériels, car certaines de ces pièces essentielles sont manquantes. Finalement, est-ce qu’on arrivera à faire mieux, plus immersif, plus stupéfiant, plus virtuel ? C’est à la fois une question géopolitique, économique, scientifique et technique, qui va peut-être mettre un frein brutal à la production actuelle.
D’un autre côté, on se rend compte, notamment dans le domaine du jeu-vidéo, qu’il y a une véritable envie de créer des mondes incroyables, avec par exemple des systèmes de capteurs connectés qui permettront au joueur de sentir des vibrations. Pour le moment, ce sont des gadgets de l’ordre du cinéma 4D, mais ils pourraient être intéressants dans les années à venir pour les joueurs et donc les artistes.
Mais il y a aussi ce phénomène d’artistes numériques qui ne font plus de numérique ! Par exemple, Barthélemy Antoine-Lœff, qui était un artiste numérique qui travaillait avec le recyclage d’écrans, a créé une sculpture d’iceberg (“la Manufacture Poétique d’Icebergs Artificiels”), que l’on dorlote pendant des mois pour qu’il continue à croître. Son œuvre est une réflexion sur l’impact du réchauffement climatique sur la fonte des glaces, mais aussi sur nous, en tant qu’espèce, qui aidons notre planète à vivre alors que c’était l’inverse au départ. Et cela fait réfléchir aussi à toute l’énergie dépensée pour sauver cette planète. Ces pratiques-là émergent de plus en plus. C’est un pendant aux arts numériques sur-technologiques.